Ton mari venait de mourir et tu étais là, affalée sur le sol carrelé du séjour, les mains sur la tête, à interroger la vie et à maudire la mort. Incapable de placer le moindre mot, le moindre cri. Tu ne savais pas exactement de quoi il était mort. Tu te souviens juste de l’avoir vu chuter, puis respirer bruyamment. « Un AVC, t’avait répondu une infirmière aux ongles jaunes et longs, si longs que tu demandais comment elle parvenait à tenir une seringue, il est mort d’un AVC. »  Plus tard, ton beau-frère te l’avait confirmé : « Encore un AVC ! » Savais-tu seulement ce qu’AVC signifie ? Le mari de ton amie Nanou, présidente du Cercle des Femmes Valables était mort d’AVC après s’être réjoui de la victoire de son équipe de football favorite lors de la Ligue des Champions. Le fils de ton voisin le plus proche lui aussi était mort d’un AVC deux mois auparavant. Dieu seul sait ce qui s’était passé. Qui est donc cet AVC qui dépossède les femmes de leurs maris et leur arrache leurs fils ? Depuis quand meurt-on sans être malade, si ce n’est de la sorcellerie ? AVC serait donc le nouveau nom de la sorcellerie ?

Ton mari venait de mourir et ses sœurs qui ne t’aiment pas et que tu n’aimes pas, débarquaient dans ta maison en criant, t’entourant de leurs bras et t’arrosant de leurs larmes. Tu t’arrangeais à pleurer plus haut, à gesticuler plus que tout le monde. Mais en vérité, tu n’avais point envie de pleurer.  Pas à cet instant. Ce que tu souhaitais là, c’était de fermer les yeux et de penser. Penser à ce que deviendra ta vie, penser à comment tu t’en sortiras toute seule avec six enfants. Penser à ce que tu deviendras, toi femme. Femme de trente-six ans. Tu ne voulais pas pleurer là. Pas maintenant. Mais tu pleuras. Fort. Jusqu’à ce que tes larmes tarissent et qu’il ne te reste plus de voix.

Ton mari venait de mourir et tu décidas que tu n’allais pas te laisser mourir. Tu survivras. Et ce ne sont ni tes belles-sœurs, ni tes beaux-frères qui t’avaient dépouillée de tout qui te feraient mentir. De ton mari, il ne restait plus que des vêtements et des photos. Des photos de lui en 1993 devant l’université de Yaoundé I arborant un afro volumineux. Des photos de votre mariage en 1990, toi, affublée d’une robe en dentelle immaculée et lui d’un trois pièces dont la couleur se situait entre le blanc et le beige. Des photos qu’il t’arrivait de scruter les jours qui suivaient les obsèques, assise sur ton lit, seule, en kaba[1], l’air sec de Dschang cajolant ta tête qui avait été rasée à la lame de rasoir. À ce moment-là seulement, tu avais envie de pleurer. Pleurer réellement. Parce que tu réalisais que tu étais maintenant seule à éduquer ces enfants, parce que tu ne verras plus jamais cet homme que tu n’avais pas choisi mais que tu avais appris à aimer avec le temps. Cette boule étrange dans ton ventre qui, à chaque fois vacillait, te fila le vertige et tu craignis de mourir toi aussi.

Ton mari venait de mourir et tu décidas de vivre. De survivre.

Magni, mère de jumeaux, qu’allais-tu devenir, toi autrefois femme de l’homme d’affaire le plus friqué de Dschang ? Qu’allais-tu faire de cette progéniture qui nourrissait des besoins que tu n’avais plus à satisfaire ? Loyer, électricité, eau, où allais-tu trouver l’argent pour tout payer ? Ta grande-sœur qui vivait à Douala te proposa d’envoyer Boniface, ton premier fils vivre chez elle. Tu t’y opposas. Parce que Boniface était ton préféré. Tu ne le dis pas, mais ta sœur le savait. Comment lui dire que Boniface ressemblait beaucoup à son père, qu’il était l’homme de la maison depuis que son père n’était plus là ? À la place de Boniface, Nina, ta deuxième fille alla s’installer chez sa tante à Douala. Ce qui t’ôta une grosse charge mais la rentrée scolaire approchait et tu n’avais toujours pas d’argent pour envoyer tes enfants à l’école.  Tu t’en voulus de n’avoir rien prévu. De n’avoir pas épargné de l’argent du temps que ton mari vivait, du temps où il t’offrait des sacs Céline et des chaussures Minelli, tous ces accessoires qui maintenant te narguaient et dont tu ne savais quoi faire. Tu t’en voulus d’avoir écouté ton mari qui s’était opposé à ce que tu apprennes la couture car disait-il, la place d’une femme c’est à la maison. De plus, pourquoi travailler lorsqu’on a un mari qui nous offre bijoux en or et sacs en peau de léopard ?

Après avoir vidé tes comptes dans les associations de femmes, tu vendis la télé, les ventilateurs, les climatiseurs, réfrigérateurs et plus tard quelques ustensiles de cuisine.

Le jour où ton neveu – pour qui tu avais payé les études en Allemagne – revint aux bras d’une femme blanche et t’offrit cinq cents mille francs, tu ne lui dis pas que tu aurais souhaité qu’il épouse une femme camerounaise mais tu l’embrassas plutôt, dansas, chantas, lui massant les pieds en signe de reconnaissance. Qui l’eût cru ! Toi Geneviève Tsafack, chantant les louanges d’un enfant parce qu’il t’avait offert de l’argent. Et combien ! Qui vivra verra…

La mort de ton mari avait tué ton orgueil. L’épicurienne en toi avait disparu. À la place des vins rouges que tu adorais, tu te contentais maintenant des 33 Export. Plus de tilapias grillés. Plus de poulets frits. Tu redécouvris la saveur du maquereau fumé. Tu étais devenue si modeste que lorsque Boniface, ton préféré te suggéra d’utiliser les cinq cent mille francs pour lancer ton call-box, tu dis que c’était une idée géniale. Qui l’eût cru !

Te voilà donc, Magni, mère des jumeaux, à 36 ans, call-boxeuse au petit marché de ton quartier, sous le soleil et sous la pluie. Te voilà qui passais tes journées à effectuer des transferts de crédit de téléphone, à proposer tes services aux passants leur assurant que tes transferts de crédits apportaient des bonus. Tu t’égosillais, téméraire :

« Pour 250 Francs, recevez 300 Francs

Pour 500 Francs, recevez 750 Francs

Pour 1000 Francs, recevez 1500 Francs… »

Photo : Marie Josephine Mpacko (@ChouchouMpacko)

Photo :
Marie Josephine Mpacko (@ChouchouMpacko)

Finalement, cela n’avait pas marché : pas assez de clients, mauvaise gestion de tes fonds.  Tu te retrouvas sans un sou mais tu avais retenu la leçon de ton expérience malheureuse. Tu obtins du Cercle des Femmes Valables un prêt de quatre cents mille pour relancer ton commerce, cette fois, à l’entrée du grand marché A, entre une vendeuse de bananes plantains braisés et la station de taxis.

Chaque jour, ta clientèle grossissait un peu plus.  Les gens semblaient aimer ta simplicité, ton dynamisme et ta bonne humeur. Tu vendais tant de cartes de crédit de communication que parfois, il ne t’en restait presque plus à la fin de la journée. Tu faisais tant de transferts de crédit que les soirs, tu tremblais de fatigue mais la joie inébranlable qui t’emplissait te maintenait en vie et tu te réveillais chaque matin à six heures, puis gravissais les collines de Dschang, stoïque, pour aller travailler. Magni, mère de jumeaux, te voilà donc, à la fois père et mère de tes enfants, femme indépendante et ambitieuse. C’est avec les bénéfices de ton commerce que tu payais loyer, électricité, eau et nourriture. C’est aussi avec ces bénéfices que tu payas le billet d’avion de Boniface pour l’Allemagne.

Ton mari venait de mourir et tu vivais. Tes enfants aussi. Trois ans plus tard, tu ouvris une cabine téléphonique. Quatre ans plus tard, un cyber café. Et le jour où Boniface revint d’Allemagne, au volant d’une Toyota Corolla -qu’il t’avait offerte- et les bagages lourds de ses diplômes en informatique, tu le regardas dans les yeux et tu trouvas qu’il ressemblait cruellement à son père ; de plus en plus en grandissant. Tu trouvas qu’il avait volé le sourire de son père. Pour toi, Boniface était une sorte de réincarnation de ton feu mari.  Tu avais l’impression d’avoir ton mari là, devant toi.  Son visage émacié, sa peau couleur caramel, ses gencives rouges foncé, sa moustache rebelle te rappelaient à quel point tu avais souffert, à quel point tu avais été brave, forte et courageuse. Tu lui massas les pieds en psalmodiant : « gwha nkrouh mbong, gwha nkrouh mbong, accoucher c’est bien, écarter les jambes c’est bien. »

Publié précédemment sur le site: http://inspireafrika.com/fr/le-bar-a-lecture-4-ecarter-les-jambes-cest-bien/