Bernard se réveillait toujours vers cinq heures, puis, encore alité, fixait imperturbablement le plafond de sa chambre. Comme s’il cherchait une élévation spirituelle, une intelligence venue d’en haut. Les mains réunies sur son ventre, il réfléchissait aux décisions à prendre pour maintenir la paix dans le pays. La paix. C’est ce qui avait réellement compté à ses yeux ces dernières années. Toutes les fois que cette si précieuse paix était menacée, son appétit s’estompait, ses nuits se blanchissaient et ses heures de réflexion matinale s’allongeaient. « Il faut éviter que ça explose ! », avait-il grondé, un soir tiède de l’époque du conflit avec un pays voisin. Il venait d’avoir une discussion téléphonique avec le ministre de la défense ; des soldats avaient été tués pendant l’affrontement contre l’armée du pays voisin. Il avait été soudain en proie à une peur qui courait dans son corps : d’abord de la pointe des pieds jusqu’à son dos, puis de son crâne vers sa poitrine, avant d’y élire domicile. Il avait accroché ses émotions à son cou et s’était laissé tomber dans le fauteuil de couleur caramel qui meublait son bureau. Il savait quoi faire dans ces moments-là : s’asseoir, expirer, respirer, boire un verre d’eau, ne surtout pas boire d’alcool au risque de mourir par asphyxie, et attendre. Attendre que l’angoisse se dissipe. C’est ce qu’il avait fait quelques années plus tard, le deuxième jour des émeutes de la faim, après avoir clôturé une réunion ministérielle en ces mots : « Si ça explose, nous sommes tous finis. Tous. » Exploser ! Comme si le pays était un volcan en ébullition constante qui pouvait détoner à tout moment. Comme si les cœurs des citoyens étaient des plaies incurables qu’il fallait en permanence anesthésier. Et il avait toujours su que la paix était ce miraculeux anesthésiant. La paix… Alors, maintenant qu’il y avait des troubles dans les régions anglophones, que les anglophones s’agglutinaient en rangs ordonnés dans les rues pour crier leurs exaspérations, il fermait l’oreille à leurs voix, et cherchait des stratégies pour éviter que les francophones ne s’en mêlent. Pour éviter la tant redoutée explosion. Pour la première fois de sa longue vie politique, il peinait à trouver une issue de paix. Suspendre internet dans les zones anglophones n’a pas arrangé les choses mais contribué à réveiller la détestation des étudiants à l’endroit du système et donné aux opposants une énième occasion d’arpenter les plateaux de télé et radio pour crier toute la haine qu’ils lui portaient, le traiter de tous les noms d’oiseaux moribonds, le rendre responsable de toutes les misères du pays, du soleil qui frappait trop fort, des coqs qui ne chantaient plus et des mangues qui refusaient de mûrir. Pauline savait que l’inquiétude l’asphyxiait et le clouait sur le lit. C’est pourquoi elle ne lui dit pas bonjour quand elle se réveilla vers huit heures. Dans une indifférence solennelle, elle s’agenouilla près de sa coiffeuse en bois Bubinga verni, munie d’un chapelet et de son livret de neuvaine Marie qui détache les nœuds et commença à prier. Longuement. À telle enseigne que Bernard s’en soucia et leva la tête pour l’observer. « Pourquoi faisait-elle une neuvaine ?», s’interrogeait-il. Elle n’en faisait que si un proche était très malade ou s’il y avait dans la famille des conflits graves. Sa dernière neuvaine remontait à trois ans ; il avait été très malade dans un hôpital à Genève, si malade qu’il lui était difficile de parler et de manger. Pauline, prise de peur, s’était résolue à prier. Prier au réveil et au coucher, prier avant de boire et manger, se réveiller au milieu de la nuit pour prier. Neuf jours de prière ponctués de jeûnes et de messes interminables. Quelques semaines après son rétablissement, alors qu’ils petit-déjeunaient sur leur terrasse, elle s’en était vantée : « Marie t’a sauvé ». En souriant. D’un air triomphant. Comme si elle voulait plutôt dire : « je t’ai sauvé la vie. » Il lui rendit son sourire, même s’il n’avait, en réalité, jamais été convaincu de la toute-puissance de Marie.

Pourquoi une neuvaine maintenant ? Alors que tout était calme ; personne n’était malade, les crises d’adolescence des enfants étaient accrochées au passé, lui se portait à merveille, elle aussi. Pourquoi donc une neuvaine ? Il ne lui posera pas cette question, car trop embourbé dans son orgueil et ses tourments. Et surtout, il ne fallait pas que Pauline commence à croire qu’il s’intéresse à ces choses religieuses. Auquel cas, elle se lancerait dans de grands discours d’évangélisation, vantant les pouvoirs des neuvaines de Marie, lui offrant de l’eau bénite à boire, l’invitant à assister aux messes d’adoration, messes de malades, messes de ceci, messes de cela. Ce pour quoi, il n’avait ni l’envie, ni le temps.

Après avoir appliqué sur son visage une lotion tonique du jour, une crème exfoliante du jour et un sérum pour les contours des yeux, elle s’installa à son bureau au premier étage. Ce mardi n’avait pour elle rien d’exaltant. Un mardi fade. Non pas parce que la radio de son bureau passait toujours les mêmes chansons, ou que les émissions matinales de Canal 7 devenaient de moins en moins intéressantes, mais parce que tout lui semblait figé. Tout se déployait avec une irrémédiable nonchalance. Le temps. L’air. Les arbres au-dehors. Même les rayons de soleil qui perforaient les fenêtres vitrées de la pièce avaient l’air de se complaire dans ce concert de lenteur. Elle se demandait à quoi aurait ressemblé sa vie si elle n’avait pas épousé le président. Elle qui aimait aller et venir au gré du vent, chanter et danser. Dans certains cauchemars, elle se voyait encore jeune fille, vêtue d’un short et d’un haut dos-nu rouge, dansant sur du bikutsi et s’empiffrant de viande grillée et d’alcool. Dans d’autres, elle se retrouvait seule, vieille et ridée, attendant la mort dans une prison argentée. Ces deux images lui rappelaient d’une part ce qu’elle aurait voulu être et d’autre part ce qu’elle craignait de devenir. Elle cherchait dans tous les compartiments de sa vie, des onces de liberté, des moments où elle pouvait être elle-même. Exister. Parler. Chanter. Courir. Danser. C’est pourquoi elle aimait internet. Là au moins, elle pouvait déambuler sans avoir l’impression d’être observée, faire le tour du monde depuis sa chaise de bureau, s’inviter dans tous les kongossas de la toile, découvrir les nouvelles chansons à la mode, contempler la nouvelle robe de Michelle Obama ou la nouvelle coiffure de Beyonce. Ça n’avait pourtant pas été facile d’obtenir ce droit. Sa liberté d’errer sur internet, elle l’avait arrachée ; Bernard s’y était solidement opposé mais avait cédé, sous condition qu’elle utilise un pseudonyme qui n’éveillerait aucun soupçon et qu’elle ne publierait aucune photo d’elle. Twitter frémissait ce matin- là. Sa tweetlist courait à un rythme qu’il lui était impossible de suivre. Un hashtag : #BringBackOurInternet. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait ce hashtag. Depuis la coupure d’internet, elle le voyait apparaître au moins une fois par jour dans sa tweetlist. Elle avait pris l’habitude de se désabonner des comptes qui le publiaient parce que chacune de ces publications lui filait le goût amer de l’échec. Elle, première dame, épouse du président responsable de cette suspension. Elle qui n’avait rien fait pour éviter cet échec. Elle, qui n’avait rien fait pour que son mari revienne sur sa décision. Elle, qui pourtant adorait Internet et ne pouvait à aucun prix s’en priver. Les nouvelles couraient donc trop vite et elle n’avait plus assez de force pour se désabonner. Pendant deux secondes, elle regretta de s’être désabonnée de tous ces comptes, puis pendant les deux secondes suivantes, elle regretta d’avoir regretté. Son souffle s’échappa, puis revint aussitôt. Elle savait qu’elle devait faire quelque chose. Elle se leva, puis se rassit. Une boule de salive rebelle qui roulait dans sa gorge manqua de l’étouffer. Il fallait faire quelque chose. Elle ôta sa perruque et la jeta sur la table. Il fallait faire quelque chose. Si elle ne comprenait presque jamais les choix politiques de Bernard, elle n’avait jamais trouvé l’un d’eux aussi bête. Maintenant, elle était traversée par deux sentiments parallèles : la compassion pour les victimes de cette suspension et la peur. La peur. Une peur qu’elle connaissait depuis le premier jour où elle avait épousé Bernard, et avec laquelle elle avait appris à cohabiter. La peur de voir s’effondrer son monde d’opulence, de confort et de beauté. Une beauté-illusion. Une beauté fragile. Qui pouvait s’éteindre à tout moment. Et si le peuple décidait que c’était fini ? Et si Bernard mourrait, que deviendrait de cette beauté ? Elle se surprit en train de lire un article d’une femme, sans doute une opposante : « S’il y a une qualité qu’il faut reconnaître à Bernard Jean, c’est son incohérence permanente ; la suspension d’internet nous rappelle d’une part son arrivée récente sur la toile pour moderniser son image et d’autre part, qu’il bafoue, par cette décision, les conventions de droits de l’homme qu’il a lui-même signées. Il est absolument inconcevable qu’aujourd’hui près de deux millions de citoyens, c’est-à-dire près d’un quart de la population, soient privés de l’accès à l’internet à cause de revendications que nous savons tous justifiées. De quoi a peur le président ? D’une prise de conscience du peuple ? La prise de conscience se fera avec ou sans internet. N’est-ce point là ralentir l’économie de ces zones et approfondir le fossé économique entre francophones et anglophones ? N’est-ce point là cracher sur nos supposées valeurs d’unité nationale ? Et quid des étudiants qui ont besoin d’internet pour leurs recherches ? Et quid de nos jeunes informaticiens qui révolutionnent notre quotidien en créant de nouveaux appareils, de nouvelles applications utiles ? Et quid de nos enfants et frères jetés injustement en prison parce qu’ils ont dit non à l’injustice ? Est-ce de cette manière que le gouvernement compte atteindre son émergence en 2040 ? Bernard Jean doit faire libérer ces innocents. Bernard Jean doit discuter avec les anglophones. Bernard Jean doit faire rétablir internet. 80 jours sans internet c’est trop ! »  Pauline trouvait que cette femme était très laide dans son boubou bleu, que son foulard était mal noué et qu’il manquait du rouge à ses lèvres. Elle cherchait sur son visage des marques de féminité mais n’en trouva aucune. Elle en déduit que les femmes intelligentes n’étaient pas belles. Et que les femmes belles n’étaient pas intelligentes. Impossible d’être belle et intelligente. Il fallait choisir. Elle le pensa profondément et s’en voulut par la suite de l’avoir pensé. L’intelligence flamboyante de cette opposante lui donnait l’impression qu’elle était vide. Qu’avait-elle fait toutes ces années ? Qu’avait-elle appris pendant toutes ces années, auprès du président? Le visage et les mots de l’opposante refusaient de quitter son esprit. Elle se mit à lire tous les articles qui parlaient de la crise anglophone, les ingurgitant les uns après les autres au point d’en avoir la respiration bousculée. Elle ne mangea rien ce jour-là et lorsque le soir, Bernard l’interpella, elle le toisa. Elle était assise à sa coiffeuse et se démaquillait. Elle n’avait pas prévu de le toiser mais elle en était fière. Comme si le toiser c’était résister, comme si c’était lui réclamer la fin de la suspension d’internet. Pourtant, il ne savait pas pourquoi elle lui en voulait mais ne lui demandera pas ; il n’avait pas de temps à perdre à essayer à comprendre les caprices de femme. Elle aurait espéré qu’il s’en offusque et lui demande des explications. Qu’il s’asseye près d’elle et s’essaie à une discussion. Qu’il insiste : « Pauline ! Pauline ! Qu’est-ce qui ne va pas ? » Mais il s’engloutit dans sa couette et commença à ronfler. Après s’être démaquillée, elle attacha un foulard sur sa tête, en s’assurant qu’il paraissait plus beau que celui de l’opposante qu’elle avait lue plus tôt dans la journée. Cette femme meublait maintenant toutes ses pensées. Elle voulait être intelligente, intéressante comme cette femme. Parler comme elle, écrire de longs articles politiques que personne ne lira, car trop complexes, débattre à la télé contre d’autres politiciens, raconter à qui veut l’entendre qu’elle a un Bac + 7 obtenu à la Sorbonne. Pendant une demi-seconde, elle se rêva tour à tour premier ministre puis présidente du pays. Cela n’arrivera pas. Jamais. En tout cas, pas dans cette vie. Bernard ne le permettra pas. Elle savait qu’il avait épousée parce qu’il avait besoin de lumière près de ses costumes ternes, de sourires pour accompagner son visage sans éclat, d’une beauté rutilante pour humaniser l’homme-robot qu’il est. Il l’avait épousée pour qu’elle soit belle et souriante. Aujourd’hui elle était fatiguée de cette vacuité. Elle ne lâcherait rien. Internet sera rétabli, elle se le promit. Les jours d’après, Bernard continuait d’essayer de décoder ses murmures quand elle priait. En vain. Au septième jour de la neuvaine, un couple d’amis venu de France vint dîner chez eux. John était le meilleur ami de Bernard depuis plus de soixante-ans. Ils avaient étudié ensemble à Paris mais John avait décidé de rester en France car amoureux de Sylvie, qu’il avait épousé trois ans plus tard et avec qui il avait eu deux enfants. C’est John que Bernard appelait lorsqu’il était contrarié par une décision à prendre, par le choix des nouveaux ministres ou des prisonniers qui bénéficieront de sa grâce. C’est aussi avec John que Bernard partageait ses plus grandes joies ; tous deux éclataient de rire au téléphone à l’annonce de chacune des victoires électorales de Bernard. Si Pauline n’aimait pas beaucoup John – parce qu’elle savait qu’il ne l’aimait pas non plus- elle s’entendait très bien avec Sylvie, avec qui elle pouvait parler de longues heures de leur passion commune pour la mode. Aussi, Sylvie adorait la cuisine du pays. C’est pourquoi ce matin-là, elle se réveilla un peu plus tôt que d’habitude, donna des instructions aux cuisiniers et fila elle-même au marché acheter les noix de palme pour le repas du soir, et, lorsque ce soir-là, Sylvie sortit de la Mercedes noire argentée, vêtue d’un pantalon-cigarette bleu et d’une chemisette blanc-crème, elle l’embrassa trois fois et lui murmura à l’oreille : « Je t’ai préparé ta sauce avec beaucoup d’huile, comme tu l’aimes. »

Le dîner semblait bien se passer ; Sylvie avait englouti trois assiettes déjà et n’arrêtait pas de répéter : « Pauline, c’est très bon ! cette fois tu t’es surpassée. Merci ! » John et Bernard buvaient du vin rouge par petites gorgées en se racontant des anecdotes de leurs années d’université, riant à haute voix. Ces histoires que Pauline avait tant écoutées qu’elle avait l’impression de les avoir elle-même vécues. D’un ton délibérément provocant, Sylvie gloussa : « Alors Bernard, que se passe-t-il vraiment à Oya ? Il semble qu’internet est coupé depuis quatre-vingt-dix jours. C’est long quand même non ? » Sans laisser à Bernard le temps de paniquer et de répondre à la question, Pauline rectifia : « Pas seulement Oya, Sylvie, mais toutes les villes anglophones, soit vingt pourcent de la population.

-Oui, oui, réagit Sylvie. »

Évidemment, dans l’imaginaire de Sylvie, Oya était la seule région anglophone, elle qui n’avait jamais passé plus de deux semaines dans le pays. Le regard que Bernard adressa à Pauline ressemblait à celui qu’on jette à un traître, mais il ne comptait pas réagir. Pauline se souvint des mots de l’opposante sur internet et, son orgueil perché sur sa tête comme des cornes, elle renchérit : « C’est grave sur internet. Les gens sont fâchés. Je lis les plaintes des enfants sur Twitter. Ils disent qu’ils ne peuvent pas réviser leurs leçons. Un jeune entrepreneur a raconté qu’il avait perdu un contrat de trente millions avec une firme américaine. Un autre a raconté qu’il doit voyager pendant quatre heures par jour pour aller travailler dans une zone où il y a internet.

-Vraiment !? s’exclama Sylvie, surprise par l’ampleur que la chose avait prise.

-Mais c’est pour la sécurité du pays ! glapit John.

-Quelle sécurité ? Quelle sécurité, John ? Vous croyez que couper internet va calmer les gens ? Vous croyez que ça va empêcher les gens de revendiquer ou de manifester ? À l’époque, nous n’avions ni WhatsApp, ni Facebook, ni Twitter, ni même les portables, est-ce que les gens ne sortaient pas dans les rues quand ils étaient fâchés ?

Tous les trois la regardaient parler, un peu gênés. Ils buvaient ses paroles comme on boit un vin très bon mais très alcoolisé.

Ces paroles étaient vraies. Ils étaient impressionnés non seulement parce qu’elle avait osé contredire Bernard, elle qui ne parlait jamais de politique, mais aussi parce que ses propos étaient clairs et sensés. Non satisfaite du silence qui planait, elle les nargua : « Vous savez combien cela a déjà coûté à notre économie ? Cinq milliards ! Cinq ! Un, deux, trois, quatre, cinq. Cinq milliards. Que quelqu’un me donne un seul avantage de cette suspension. » Le dîner continua dans un silence parsemé des éternuements et des expirations bruyantes de Bernard. Impossible de lire sur son visage la moindre émotion et pourtant il venait de se rendre compte que Pauline n’était plus celle qui l’avait épousée au début des années 90, qu’elle n’était plus ce qu’il voulait qu’elle soit. Lorsque deux jours plus tard, après que la radio eut annoncé que la suspension avait été levée, il l’entendit murmurer « merci Marie » et il comprit pourquoi elle priait et lui en voulait depuis neuf jours.